AGEFI Luxembourg - juin 2025
AGEFI Luxembourg 10 Juin 2025 Economie Résumé de la conférence de l’Ambassadeur honoraire Marc Trenteseau au Royal International Club Château Sainte-Anne à Bruxelles le 21 mai 2025 L a vue sur ce qu’est la Turquie contemporaine fait trop sou- vent abstractionde ce dont elle est l’héritière. Un empire qui fut le pre- mier enEurope depuis laRenaissance jusqu’à la veille de la Première Guerremondiale (carte 1) ; cet em- pire s’étendait de la banlieue de Vienne jusqu’au golfeArabo- Persique et d’Alger à la frontière de l’empire perse…un ensem- ble hétéroclite qui comportait près de 45%de “minorités” et qui en 1914 avait dû céder lama- jorité de ses possessions d’Europemais couvrait encore l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, Israël et la Palestine actuels. Ces évidences historiques jouent un rôle dans lama- nièredontlesautoritésturques,etenparticulierlepré- sident Erdogan, considèrent leur pays. Or ces impondérables psychologiques ne sont pas sans im- portanceetErdoganseconsidèreàlafoiscommel’hé- ritier de cet empire, siège du Califat pendant quatre siècles, et de la Turquie contemporaine, kémaliste, laïque et à vocationoccidentale. Par ailleurs, le pays, à cheval sur deux continents, assure depuis la convention de Montreux (1936) le libre passage dans le Bosphore et l’accès à la mer Noire, et est une plate-forme incontournable entre le Moyen-Orient, le golfeArabo-Persique, la Médi- terranée, le Caucase, la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne ( carte 2 ). Mais enoutre, suite àunepolitique intelligentede ses rapports avec producteurs et consommateurs d’hy- drocarbures, elle est devenue le cœur d’un réseaude pipelines entrel’Azerbaïdjan,laRussie,l’Iranetl’Eu- rope, voire, par ses interconnexions, avec leKazakhs- tan. Sans être elle-même un producteur majeur, elle est donc devenue un acteur clé du jeu énergétique paneuropéen ( carte 3 ). Elle est aussi un acteur industriel de taille respec- table , qui produit aujourd’hui plus d’acier que l’Al- lemagne, qui a développé des capacités industriellesmodernes, depuis les chantiers navals jusqu’auxmissiles, bien audelà donc de l’image ob- solète d’un producteur de textiles ou de produits manufacturés bon marchés même si ceux-ci ont permis son décollage industriel après le démem- brement de l’Empire ottoman. Ce démembrement l’avait en effet privée de ses sources d’hydrocar- bures passées sous contrôle français et britannique, d’une bonne partie de ses capacités indus- trielles, notamment de Thessalonique, ville natale d’Atatürk, et d’une main d’œuvre qualifiée importante, souvent issue des mi- norités que les guerres balkaniques de 1911 et 1912 puis la guerre de libérationde 1918- 1920 ont chassées de son territoire. Enfin, elle est devenue un producteur agro- industriel important qui inonde le Moyen-Orient de ses produits. La Turquie contemporaine, c’est une population de 85 millions d’habitants doté d’un système d’enseigne- ment performant qui per- metaupaysdedisposerde +/- 580.000 ingénieurs (chif- fre 2021), ce qui assure à ses groupesindustrielsetàsesen- trepreneursunemaind’œuvreefficace et disciplinée, qui leur a permis d’étendre progressi- vement leur champd’action auGolfe, à la Russie et à l’Ukraine,àl’Asiecentraleetà l’Afrique. De plus, ses forces armées comptent parmi les plus fortes de l’OTAN et de la ré- gion, forces qui disposent de bases auQatar et en Somalie, sur les deuxprincipales voies d’accès maritimes entre l’océan Indien et la Méditer- ranée,etambitionnentdésor- mais une position en Syrie. Ces atouts lui donnent donc, lui rendent le rôle que le repli de 1920 et la nécessité de re- bâtir une nouvelle nation, issue de l’Empire ottoman mais différente de ce dernier, l’avaient empêchée de jouer. Or ce rôle le président Erdo- gan est bien décidé à l’assu- mer. Il le fait de deuxmanières : - par la soft diplomacy qui s’appuie sur les réussites considérables des entrepreneurs turcs au Moyen- Orient, en Europe orientale, et enAsie centrale, mais aussi, de plus en plus, enAfrique (notamment via le réseaude TurkishAirways). Onpeut y ajouter les sé- ries télévisées turques, fort appréciées dans lemonde arabo-musulman, ainsi que le modèle socioreligieux qui lui est proposé, celui d’une république sunnite modérée et moderne, respectée de ses partenaires. Enfin, le rôle de sa diaspora, en Europe et dans le Golfe, n’est pas à négliger. -parle jeud’équilibre entreles“Grands”ensuite,jeu d’équilibrequifaitpartiedestraditionsdiplomatiques turquesetquiavaitd’ailleurspermisauderniergrand sultan(empereur),AbdülhamidII,depréserverl’em- pire, pourtant connu à l’époque comme “l’homme malade d’Europe”. Cette poli- tique,Atatürk, auréolé de sa victoire contre l’ennemigrec,l’apoursuiviepourpréserver l’essentiel. S’il a dû abandonner les vilayets (provinces) irakiens aux Anglais, le Dodé- canèse aux Italiens, la Syrie et le Liban aux Français,ilaassuréleretoursousgironturc des provinces conquises par les Russes en 1877etexpulsédéfinitivementl’ennemihé- réditaire grec… - on peut y ajouter une action souterraine dans l’environnement proche, tel le soutien auxgroupesjihadistesenSyrie,quialarge- ment contribué au changement de régime àDamasoul’alliancedefactoaveclesforces kurdesd’Irak,lespeshmerga,ou,enfin,son appuiauQatar,quiasanctuarisécedernier face auvoisin saoudien. Cette politique d’équilibre est plus frap- pante encore face aux deux superpuis- sances, la Russie de Poutine et les États-Unis. Jouant de sonrôle essentiel sur leflanc sud de l’OTAN, etmalgré les tensionsnées à la suite du coup d’État manqué de 2016, perçupar l’opinionpublique comme sou- tenuparWashington, Erdogana réussi ce- pendant à arracher des concessions sur la question des Kurdes de Syrie. L’abandon récent de la lutte armée par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdis- tan) et par son leader, Abdullah Öçalan, en est sans doute la conséquence. Par ailleurs, la Turquie béné- ficie d’une exemption du Congrès américain face à l’Iran qui reste dès lors l’un de ses principaux four- nisseurs d’énergie. La frontière entre ces deux pays n’apasbougédepuisledébutduXVIII e siècleet,mal- gré les méfiances réciproques, tous deux favorisent un statu quo qui leur est bénéfique. Face à Israël , le jeu est tout aussi complexe. Depuis l’incidentdu MaviMarmara en2013,lorsquelesforces israéliennesontarraisonnéunnavirehumanitaireturc se dirigeant vers Gaza, opération qui a coûté la vie à plusieurs marins, la relation est froide voire glaciale. EtcependantAnkararesteleprincipalfournisseurde pétrole d’Israël ! De plus, Netanyahu, craignant l’ins- tallation de bases turques dans la Syrie “libérée”, a lancédesattaquesaériennesconséquentessurlesins- tallations militaires syriennes afin d’éviter qu’elles ne tombentintactesentrelesmainsdesforcesturquesqui seraient un adversaire redoutable si la relation entre les deux pays devait s’envenimer. Quant à la Russie , le plus vieil ennemi de la nation turque, elle est aussi celui qu’elle connaît lemieux, ce qui,paradoxalement,assureauxdeuxacteursde“sa- voir jusqu’oùaller trop loin” l’unvis-à-vis de l’autre ! C’est ainsi qu’après un incident grave en 2015, au coursduquelunappareilrusseopérantenSyrieavait été abattu par la DCA turque, les sanctions écono- miquesrussesontrapidementramenéAnkaraàplus demodération,lavisiteduprésidentErdoganàMos- couayantscelléuneréconciliationquiseseraitavérée bien utile lors du coup d’État manqué de juillet 2016…Relationencore renforcée à la suitede l’assas- sinat par un agent güleniste de l’ambassadeur russe AndreïKarlovàAnkarale19décembre2016. Cerap- prochementavecMoscouapermisàAnkaradejouer un rôle équidistant dans le conflit enUkraine, lui of- frant le luxe de condamner l’agression russe tout en évitant de lui imposerdes sanctions,mais aussi de li- vrer matériel et équipements à l’armée ukrainienne, tout en étant l’hôte des contacts et des négociations de paix entre belligérants. Vis-à-visdel’Unioneuropéenne ,lerégimemaintient la volonté affirmée de devenir membre, mais c’est là unmantra devenuplus incantatoire que réel. On ou- blie souvent que laTurquie avait fait actede candida- ture à ce qui était encore le “marché commun” dès 1963 et n’y a jamais renoncé…malgré l’invasion de Chypre en 1973 enprotectionde laminorité turque. Àlafindes années 90, l’appui de l’UEétait d’ailleurs considéré par l’AK PARTI (AKP), Parti de la justice et duprogrès, dont leprésident Erdoganest l’undes pères fondateurs, comme une garantie de respect du processus démocratique par les militaires et le noyau dur kémaliste. Et ce pari a fonctionné et même bien fonctionné ! Mais aujourd’hui, entrer dans l’UE impliquerait pour Ankara de tels aban- dons de souveraineté, non seulement dans le do- maine économique et politique mais aussi dans le domaine des valeurs sociétales qui forment la co- lonnevertébrale idéologiquede l’AKP, parti sunnite prochedes Frèresmusulmans et duQatar, que cette hypothèse est devenue théorique. Pourquoi alorsnepasyavoir renoncéofficiellement? Cette ambiguïté pourrait relever de deux calculs : - le premier est que cette candidature maintient l’UE dansune situationdélicate, car ellepeut difficilement y mettre fin unilatéralement, au risque d’être taxée d’ensemble“chrétien”,allergiqueàtoutecomposante musulmane…Ordanslesnégociationscettesituation peutpeseràl’avantagedelapartieturqueetalemérite auxyeuxd’Ankaradejustifierunedistanciationéven- tuelle à l’égard de l’UE facilement acceptable par sa “base” populaire, attachée à l’islamet conservatrice. - le seconde est que si cette ambiguïté était levée à la suite d’une décision de l’UE, cela justifierait cette rupture aux yeux de l’électeur qui, certes, est moins europhilequedanslepassé,maisattachedel’impor- tance à cette relation et qui concerne plusieurs mil- lionsd’émigrésdont les liens avec la terrenatale sont restés puissants. Ajoutons-yleséchangescommerciauxavecl’UEdont lemoinsque l’onpuissedire est qu’ilsne sont pasné- gligeables. La Turquie est en effet devenue le 5 e partenaire com- mercial de l’UE. En 2023, ce commerce portait selon Eurostatsur206,5milliards$,avecunbonide15,5mil- liards en faveur de l’UE. S’y ajoutent 35 milliards $ d’échanges de services. Or une rupture pourrait en- traîner des tensions commer- cialesetauraitdesconséquences pénibles pour l’emploi dans un pays dont le taux d’inflation est élevé et dont l’électeur ces der- nières années a été déçu par les performancesdurégimemalgré les indéniables succès écono- miques et sociaux des années 2000-2020.C’estsansdoutel’une des raisonsdu tournant très na- tionalistede lapolitiquedupré- sident Erdogan, tournant qui a joué sur le vieux réflexe de pro- tectiondudrapeauetdelamère patrie,etquibénéficied’unsen- timentanti-occidentallatent,gé- néré par les interventions au Moyen-Orient et par la crise is- raélo-palestinienne. Quant à l’UE, alors que l’Alle- magne et l’Italie, premier et deuxièmeacteurscommerciaux de l’UE avec la Turquie, flirtent avec la récession, une brouille sérieuse ne serait pas sans im- pact pour leurs exportateurs de biens et de services ainsi que pour leurs principaux parte- naires au sein de l’Union… Cette situation explique aisé- mentlavolontédesdeuxparties d’éviter le choc frontal... Il est donc probable que nous restions dans une situation d’ambigüité “constructive”, car une rupture franche poserait problème aux deux parties d’autant plus qu’auxeffets commerciaux s’ajoute ladépendancede l’UE vis-à-vis du transit des produits énergétiques et del’appuid’Ankaradansledomaineducontrôlemi- gratoire vers l’UE. Il reste bien sûr l’inconnue grecque et chypriote… maiscelle-ciestgéréeauniveaudel’OTANetquoique les gesticulations des uns et des autres en mer Egée sontfréquentes,ellesneparaissentpasdevoirévoluer vers une confrontation “chaude”. Alors, quelles évolutions possibles ? Dans l’hypothèse où le pouvoir reste conservateur, nationaliste et religieux, ce qui est probable car le ré- gimeactuelaprofondémentmodifiél’étatd’espritde la population et a permis au peuple, resté religieux malgré la laïcisation engagée parAtatürk, de retrou- ver sa pleine dignité et de partager la fierté nationale avec les kémalistes, la Turquie devrait poursuivre dans la voie ouverte par le président Erdogan, c.à.d. celled’unepuissance régionale capabledeparler sur piedd’égalité avec sesvoisins et soucieusedepréser- ver ses intérêts nationaux. Son lien avec les paysmembres de l’Organisation de coopérationde Shanghai (OCS) devrait également se renforcer, car d’une part il s’agit en partie de peuples “frères”auxquelslelientuneculture,unelangue,une civilisation commune et d’autre part elle se situe, tout commeauMoyenÂge,àl’extrémitéoccidentaledela Routedelasoie,cetaxeincontournablequiatoujours lié l’Europe et laMéditerranée à l’Extrême-Orient. Or la Belt andRoad Initiative chère àBeijingpermet déjà le désenclavement rapide d’une immense zone qui va des confins de laChine à l’Iran et à la Turquie. S’y ajoute un projet auquel nous devrions accorder toute son importance, le triangle entre le Golfe arabo-persique, la mer Noire et la mer Méditerra- née. Les axes routiers existent déjà et leur équiva- lent ferroviaire le sera bientôt d’autant plus que le Koweït et l’Irak développent chacun de nouvelles infrastructures portuaires, qui seront demain en liaison directe avec Trabzon sur la mer Noire et Iskenderun sur la Méditerranée. Cette nouvelle orientation et son rôle de plate-forme énergétique entraîneront un renforcement inévitable des rela- tions avec la Russie, l’Iran et la Chine ainsi qu’un intérêt croissant pour la région du Golfe. La situation est d’autant plus propice pour Ankara que l’abandonpar les ÉtatsUnis de leur rôle de gen- darme global ouvrira sans doute de nouveaux rap- ports de coopération avec Washington. En effet, si l’administration américaine peut et veut renoncer aux “expéditions coloniales” coûteuses, telle que l’aventure afghane, elle ne peut se permettre d’être absente du Golfe, ni perdre le contrôle de l’allié is- raélien. Washington devra donc rééquilibrer ses re- lations dans la région et, à ce titre, ne devrait pas rompre le lien essentiel qui l’unit àAnkara. Faceàcesnouveauxdéfisetàl’émergenced’unenou- velle Turquie,moins occidentale et plus tournée vers le Moyen-Orient, la balle est donc dans le camp eu- ropéen, qui devra sans doute repenser sa relation avec la région. Cette préoccupation impose, semble- t-il, d’en venir à une politique d’intérêts communs plutôtquedeseconfrontersurdesvaleursculturelles que ne partagent pas nos partenaires et qui les pous- sentàsetournerversd’autresacteursinternationaux, Russie, Chine, Inde, États-Unis… L’orateur a été ambassadeur de Belgique àAnkara de 2013 à 2017. Il a aussi été ambassadeur à Budapest de 2002 à 2006, à Jakarta de 2006 à 2009, à Rabat de 2017 à 2021 et auKoweït de 2021 à 2023. La Turquie, nouvelle puissance régionale, en équilibre entre trois mondes
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