Mensuel : Edition de juillet 2000
Rubrique : Assurances
Titre : Les captives luxembourgeoises sont-elles prisonnières de leur succès?
Article : Par Me Olivier Martin et Jean Brucher – Avocats à la Cour



Notre centre financier fait régulièrement l’objet de commentaires de la part de nos voisins européens dont certains vont même jusqu’à utiliser l’expression de “paradis fiscal” à son encontre. Le récent rapport du groupe “Code de Bonne Conduite”, soumis au Conseil ECOFIN du 29 novembre 1999 a relevé à l’encontre du Luxembourg cinq mesures fiscales présentant des caractéristiques dommageables (sic), c’est-à-dire ayant, ou pouvant avoir, une incidence sensible sur la localisation des activités économiques au sein de l’Union européenne. Comme n’ont pas manqué de le relever certains observateurs, ce rapport a essentiellement mis en exergue des mesures liées aux services intra-groupes et aux services financiers, qui sont des domaines où le Luxembourg a connu un essor considérable, dû au dynamisme et à la flexibilité de sa place financière.

La société de réassurance luxembourgeoise dite “captive”, permettant la déductibilité d’une provision (dont la dotation est légalement obligatoire) technique non affectée, fait partie des structures montrées d’un doigt accusateur par nos voisins et, à présent, l’Union européenne.
Avant de nous engager dans des considérations plus techniques, il n’est pas inutile de rappeler quelques principe de base en la matière :

I. La société de réassurance captive

- Qu’appelle-t-on société de réassurance captive ?
Il s’agit d’une société de réassurance, activité qui consiste à accepter des risques cédés par un assureur. Une société de réassurance luxembourgeoise doit limiter son activité à la réassurance et s’abstenir de toute activité d’assurance directe.
Une société de réassurance captive est une entreprise appartenant à un groupe financier, commercial ou industriel réassurant la totalité ou une partie des risques que le groupe a souscrits auprès de compagnies d’assurance directe (parfois appelées “fronting companies”).

- Quel est son mode opératoire ?
Les différentes filiales et sociétés d’un groupe couvrent leurs risques auprès de leurs assureurs directs qui, eux, se réassurent auprès de la captive du groupe. La captive peut se réassurer à son tour en rétrocédant une partie du risque qu’elle souscrit à d’autres sociétés de réassurance

- Comment est-elle gérée ?
La gestion de la captive doit être confiée à un gestionnaire de risques justifiant d’une expérience adéquate. Même s’il est possible de faire gérer la captive par des professionnels de l’assurance appartenant au groupe, la plupart des groupes ont recours aux services de sociétés spécialisées dans la gestion de captives qui interviennent à tous les niveaux d’opérations : administration de la captive, gestion des polices, comptabilité et placements.

- Quels sont les avantages qu’elle procure ?
* La concentration de la gestion du risque au sein d’un groupe peut contribuer à améliorer la qualité des risques du groupe et lui permettre d’économiser une partie substantielle des primes qui autrement lui seraient perdues. La captive n’est ainsi pas soumise à l’influence qu’ont les mauvais risques extérieurs au groupe sur les taux du marché (les bons assurés ne paient plus pour les mauvais).
* Le marché traditionnel de l’assurance n’est pas toujours à même de couvrir les risques liés aux affaires internationales ou ne le fait bien souvent que moyennant des primes élevées. Une captive, par contre, est en mesure de fournir une couverture diversifiée avec des primes spécifiques à l’activité du groupe, sans subir l’influence du marché dans son ensemble.
* La création d’une captive permet au groupe de développer une stratégie spécifique pour la gestion du risque de sinistres et offre notamment la possibilité de financer la différence entre la somme des franchises individuelles au niveau local et une franchise globale au niveau du groupe.
* Les primes payées par les différentes sociétés du groupe constituent des liquidités qui, si elles sont conservées au sein du groupe (risque non “ré-réassuré”) et sous réserve de préservation de la solvabilité de la captive, peuvent être utilisées pour financer ou accorder des prêts à des sociétés du groupe.

II. Le régime fiscal des sociétés
de réassurances captives

Les sociétés de réassurances captives sont soumises au droit commun luxembourgeois et ne bénéficient d’aucun régime dérogatoire. Elles peuvent à ce titre se prévaloir des dispositions des conventions préventives de double imposition conclues par le Luxembourg, à la différence des sociétés holding type 1929 qui se voient (généralement) refuser le bénéfice de telles dispositions du fait de leur régime fiscal privilégié.
La loi fiscale luxembourgeoise ne comprend pas en soi de dispositions spécifiques relatives à la déductibilité des provisions comptabilisées par les compagnies d’assurances. En conséquence, conformément au principe d’accrochement du bilan fiscal au bilan commercial exprimé à l’article 40 LIR, les provisions valablement comptabilisées au bilan commercial ne sont pas retraitées à des fins fiscales et leur déductibilité n’est pas remise en cause.

III. La provision pour fluctuation de sinistralité (“PFS”)

Les sociétés de réassurance doivent constituer des provisions techniques suffisantes. Pour les branches autres que l’assurance-vie, des provisions pour sinistres à régler, pour risques en cours et pour primes non acquises doivent être constituées.
Pour la branche vie, les provisions d’assurance-vie ainsi que le report des primes doivent être calculés selon les règles actuarielles acceptées par les autorités de surveillance, le Commissariat aux Assurances.
Pour toutes les branches, la loi exige la constitution d’une provision pour fluctuation de sinistralité. Cette provision est constituée pour couvrir les risques et charges futures que les sociétés de réassurance pourraient être amenées à supporter en cas de survenance d’un (ou plusieurs) sinistre exceptionnel.
La PFS luxembourgeoise consiste en la transposition de l’article 30 de la directive Européenne du Conseil des Ministres n°91/674 du 19.12.1991 relative aux comptes annuels et consolidés des entreprises d’assurance qui dispose :
“La provision pour égalisation comprend tous les montants provisionnés conformément aux dispositions légales ou administratives permettant d’égaliser les fluctuations des taux de sinistres pour les années à venir ou de couvrir les risques spéciaux.”
Ces dispositions légales et administratives peuvent se résumer comme suit :
a) La constitution de cette provision technique, fiscalement déductible, est réservée aux sociétés de réassurance agréées par le Commissariat aux Assurances.
b) La dotation annuelle doit être égale aux résultats techniques et financiers de la société de réassurance.
c) La dotation annuelle ne doit entraîner ni une perte après impôts de l’exercice ni une perte reportée. Lorsque les opérations dégagent une perte pour l’exercice, la PFS doit être réintégrée au résultat à concurrence du déficit afin de compenser la perte. Lorsque la réintégration de la provision est insuffisante pour compenser la perte de la société, le solde de la perte peut être reporté indéfiniment pour les besoins fiscaux (report en avant indéfini de l’article 114 LIR).
d) La PFS doit être constituée séparément pour chaque catégorie de risque. Un plafond est déterminé pour chaque catégorie de risque. La PFS apparaissant au bilan ne doit pas dépasser un plafond égal à la somme des plafonds individuels fixés pour chaque catégorie de risque.
Chaque plafond est égal à un multiple du montant de la moyenne des primes nettes acquises (primes acquises après déduction de la réassurance cédée, des annulations et commissions) au cours des cinq dernières années pour une catégorie de risque déterminée. Les coefficients multiplicateurs sont fixés par le Commissariat et sont basés sur le plan d’activité initial.
e) Lorsque, suite par exemple à une diminution des primes encaissées ou à un changement de catégorie de risques, la PFS dépasse les limites dont question ci-dessus, l’excédent doit être réintégré au résultat et devient de ce fait imposable.
f) Le solde de la PFS doit être réintégré au revenu lors de la liquidation de la société.
g) Sous certaines conditions, le Commissariat peut autoriser une dotation modérée pour un ou plusieurs exercices comptables.

IV. La PFS est-elle constitutive
d’un régime fiscal privilégié?

Nous pouvons à ce titre envisager, outre le débat relatif au Code de bonne Conduite, les développements français en matière d’application de l’article 209 B du Code général des impôts français aux sociétés françaises et aux groupes français détenant des captives de réassurances luxembourgeoises.
En substance, cet article permet de taxer à l’impôt sur les sociétés français les bénéfices réalisés (même s’ils ne sont pas distribués) par les filiales de sociétés françaises bénéficiant à l’étranger d’un régime fiscal privilégié au sens du droit fiscal français.
Lorsque les conditions d’application de l’article 209 B du CGI sont remplies, la loi prévoit que l’entreprise ou la personne morale concernée est soumise à l’impôt sur les sociétés sur les résultats bénéficiaires de l’entité étrangère dans la proportion des actions, parts, ou droits financiers (mais non des droits de vote) qu’elle détient directement ou indirectement.
Le résultat est réputé acquis par la personne morale française le premier jour du mois qui suit la clôture de l’exercice de la structure étrangère.
Il est, de principe, déterminé selon les règles applicables en France telles que fixées par le Code Général des Impôts. Les déficits de l’entité étrangère ne sont pas imputables sur l’impôt sur les sociétés dû par la personne morale française. Un crédit d’impôt est accordé pour les impôts payés à l’étranger.
Dans le cadre des présentes, il est intéressant de relever les dispositions de l’instruction administrative française du 17 avril 1998 qui prévoit expressément :
“Les dispositions de l’article 209B sont applicables aux sociétés captives de réassurance qui sont soumises à un régime fiscal privilégié au sens de l’article 238A.
A cet égard, sont notamment concernées les sociétés captives localisées dans des Etats où la législation autorise la constitution en franchise d’impôt de provisions d’égalisation non déductibles selon les règles fiscales françaises, permettant de réduire voire d’annuler le résultat imposable, ou encore lorsqu’elles sont assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus notablement moins élevés qu’en France”.
Cette notion de régime fiscal privilégié des captives n’a malheureusement pas donné lieu, à notre connaissance, à une prise de position de la jurisprudence.
La problématique ne porte pas uniquement sur la PFS, mais pose des questions fondamentales d’applicabilité de l’article 209 B en présence d’une société d’un autre Etat membre de l’Union européenne ainsi que d’un pays lié à la France par une convention fiscale. Bon nombre de spécialistes s’accordent à considérer que cet article, notamment en présence de convention fiscale, ne serait pas applicable. Les juridictions françaises (de premier degré) ont statué trois fois sur la question de la compatibilité de l’article 209 B avec une convention fiscale, en l’occurrence la convention franco-suisse, deux ayant conclu à l’incompatibilité et une à la compatibilité en termes peu explicites
Un certain nombre de contribuables soumis à redressements n’ont pas introduit de recours devant les juridictions françaises malgré le fait que selon les spécialistes de tels recours auraient dû être jugés en leur faveur.
En effet il a ont considéré qu’au vu de la durée d’environ 5 à 6 ans nécessaire pour obtenir un jugement en la matière, et au vu des risques de représailles de la part de l’administration fiscale française auxquelles s’exposerait le requérant, une telle procédure n’était pas indiquée.
D’autre contribuables ont par contre intenté des recours dont le traitement est en cours.
Il est regrettable que de telles procédures n’aient pas encore abouti. En effet, nous nous trouvons là encore une fois dans un cas de figure où un des nos voisins doté d’un poids économique supérieur se livre à une manœuvre d’intimidation qui porte incontestablement ses fruits, avec l’effet induit de nuire à la réputation de la place financière luxembourgeoise, sans qu’aucune instance juridictionnelle (nationale ou supranationale) ne puisse statuer sur la question endéans un délai raisonnable.
Plus fondamental est le débat relatif au Code de bonne conduite dont, malgré ses imperfections et sa portée juridique incertaine, on ne peut nier qu’il représente une étape importante de l’avancée européenne en matière d’ ”harmonisation” du paysage concurrentiel en matière de fiscalité directe.
Le débat est plus fondamental, non seulement parce que il ne se limite pas aux mesures unilatérales d’un seul pays (la France) visant à décourager ses résidents, mais aussi parce que l’analyse effectuée dépasse le cadre de la mesure purement fiscale et s’attache au contexte global.
En effet, l’évaluation du caractère “dommageable” d’une mesure fiscale a en outre tenu compte des réponses aux cinq questions suivantes :
1. les avantages sont-ils ou non accordés exclusivement à des non-résidents ou pour des transactions conclues avec des non-résidents ?
2. les avantages sont-ils ou non totalement isolés du marché national, de sorte qu’ils n’ont pas d’incidence sur la base fiscale nationale ?
3. les avantages sont-ils ou non accordés même en l’absence de toute activité économique réelle et de présence économique substantielle à l’intérieur de l’Etat membre offrant ces avantages fiscaux ?
4. les règles de détermination des bénéfices issus des activités interne d’un groupe multinational divergent-elles ou non des principes généralement admis sur le plan international, notamment les règles approuvées par l’OCDE ?
5. les mesures fiscales manquent-elles ou non de transparence, notamment lorsque les dispositions légales sont appliquées avec souplesse et d’une façon non transparente au niveau administratif ?
Dans le secteur des assurances, les mesures visées ont été considérées comme dommageables lorsqu’il est apparu que le niveau autorisé des réserves ayant une incidence sur la fiscalité pouvait être supérieur aux risques réels sous-jacents ou lorsque le report de l’impôt sur les bénéfices provenant de l’assurance était particulièrement long, ou encore lorsqu’il y avait un régime spécial d’exonération, de taux réduit ou d’imposition à base fixe pour certains types d’activité (sic).
Le rapport du groupe Code de Bonne Conduite se borne à effectuer une brève synthèse du régime luxembourgeois et de la PFS et précise :
“Les sociétés qui souscrivent à un programme adéquat de gestion des risques sont généralement en mesure de reporter la comptabilisation du revenu imposable pendant un laps de temps très long, par exemple 10 ans ( ? ), qui peut être encore prolongé par l’émission de nouvelles polices au cours de cette période, ce qui permet de créer ainsi de nouvelles provisions”.
Cette formulation peut être interprétée comme une sorte de procès d’intention, considérant que le seul but des sociétés est de reporter abusivement l’impôt, au besoin par l’émission de nouvelle polices afin de doter à nouveau la PFS dans une situation où un dépassement imminent du plafond impliquait une reprise fiscalement pénalisante.
Il convient de relever qu’en raison du nombre peu élevé de contrats, les captives de réassurances luxembourgeoises sont fort exposées en cas de survenance d’un sinistre grave. Ceci est particulièrement vrai lorsque les risques couverts relèvent de secteurs d’évaluation difficile mettant en jeu des montants importants, difficilement évaluables à priori et dont la survenance peut intervenir à tout moment, y compris fort tardivement. Nous visons ici par exemple les risques en matière de pollution, environnement, perte ou cessation d’exploitation…
En pareil cas, la PFS justifie parfaitement sa fonction en rendant indisponible des sommes dont la distribution affecterait gravement la situation bilantaire en cas de sinistre et, par voie de conséquence, l’indemnisation des victimes.

V. Conclusion

Au delà des pures considérations de technique d’assurance ou de réassurance, le débat est clairement situé à un niveau politique.
Au cours des discussions qui ont eu lieu lors de l’élaboration du rapport et du consensus recherché aux fins de cohérence, les autres Etats membres (y compris ceux qui connaissent la pratique des “Centres d’affaires”) ont focalisé sur le fait que les captives de réassurances étaient des sociétés dépourvues de substance économique réelle à l’intérieur du Grand-Duché (question 3. ci-dessus). Le Luxembourg a essayé en pure perte de faire éliminer l’évaluation négative afférente.
De même, le Luxembourg (ainsi que trois autres délégations) a revendiqué l’adaptation des critères d’évaluation au cas des petites économies présentant un caractère ouvert.
Bien au delà de la simple question de l’avenir du secteur de la réassurance captive au Luxembourg, ces points sont à notre avis symptomatiques de l’esprit et du contenu des débats qui vont suivre l’avènement du rapport.
Une politique fiscale harmonisée suivant des critères forcément arbitraires (alignement par le haut, par le bas, par le “milieu” ?) déterminés par les Etats membres influents risque fort d’aboutir à l’oubli d’une fonction essentielle de l’impôt, à savoir la gestion de la politique économique qui, dans certains (futurs) Etats membres, peut revêtir un caractère essentiel. A titre anecdotique, il est intéressant de relever que le Code de bonne conduite a considéré comme dommageables des mesures d’encouragement qui avaient, lors de leur mise en place, reçu l’aval de la Commission des Communautés européennes.
La question ultime est donc celle de l’abandon de souveraineté consenti par les Etats membres au profit de l’Union européenne et des négociations qui doivent en découler afin d’aboutir à un consensus acceptable et des dérogations ou temporisations (momentanément) indispensables.
Nous faisons en cela référence, par exemple, à la récente réunion des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne de Feira relative à l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne.
Le Luxembourg, certes handicapé par sa petite taille et l’usage parfois exagéré qui a le cas échéant pu être réalisé de structures établies sur son territoire, devra se montrer vigilant dans les négociations futures afin de conserver son particularisme et la diversité qui fait la force du paysage européen.

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