Mensuel : Edition de janvier 2002
Rubrique : La Place
Titre : L’attitude des Luxembourgeois face au phénomène de la monnaie
Article : A l’occasion de la présentation du livre «Le Billet dans tous ses Etats» le 4 décembre 2001 à la Banque Centrale du Luxembourg, M René Link, Docteur en droit (Chef du département «Monnaie Fiduciaire» à la Banque Centrale du Luxembourg ) a donné son point de vue sur l’l’intérêt public de l’euro et son introduction imminente...


“ Intervention de M. René Link”

Ce n’est pas dans cette maison, ni devant ce public que je dois insister sur le fait que l’introduction de l’euro est un événement auquel les livres d’histoire des générations à venir vont certainement consacrer un chapitre spécial. La focalisation générale de l’intérêt public sur l’euro et son introduction imminente ne devra cependant pas nous faire perdre de vue que nous abandonnons définitivement notre franc, que les livres d’histoire n’ont presque jamais honoré, même pas d’un humble petit alinéa ou d’une mention en marge. Et pourtant, cela aurait valu la peine, comme le montre la publication présentée ce soir qui nous consolera, oh combien, dans notre attente de cet alinéa ou de cette mention.

Mais, à l’heure actuelle, nous sommes dans une autre attente, non moins fébrile et impatiente celle-là, c’est l’attente, vous l’aurez pressenti, de l’euro fiduciaire. Et, en ce début de décembre, 28 jours avant leur introduction effective, nous nous trouvons vis-à-vis des nouveaux billets et des nouvelles pièces, un peu dans la situation du jeune fiancé qui a constamment devant ses yeux l’objet de tous ses désirs, mais qui n’a pas le droit d’y toucher. Quelque obnubilant et envoûtant soit cette expectative, redevenons calmes et sereins pour ne pas perdre de vue qu’une autre monnaie est en train de conquérir lentement mais sûrement nos circuits de paiement: la monnaie électronique.

Les différences de méthodologie dans ces deux introductions sont assez significatives:
- discussions officielles et privées passionnées pour (ou contre) l’euro, rien de tel pour la monnaie électronique
- législation volumineuse pour l’euro (scriptural ou fiduciaire, peu importe), avant même qu’il soit réalité, alors que la monnaie électronique existe déjà dans les faits et sa réglementation se fait attendre. Festival de juridisme d’un côté, quasi-silence législatif de l’autre.

Le fait est pourtant digne d’être relevé: si nous nous sommes habitués à vivre avec deux formes de monnaie, la monnaie scripturale et la forme fiduciaire, avec la monnaie électronique, nous serons confrontés à une troisième catégorie. N’ayant pas cours légal, la monnaie électronique n’est évidemment pas fiduciaire, mais comme la monnaie fiduciaire, la monnaie électronique permet des paiements directs, sans l’intervention d’un tiers (un banquier) qui exécute le transfert de la créance, comme c’est le cas normal dans les paiements non-cash traditionnels. Si l’on considère que, juridiquement, les paiements non-comptant sont une opération assez complexe (p. ex. la convention de Genève sur le chèque compte 57 articles), cette quasi-absence de législation pour une nouvelle catégorie de monnaie est pour le moins digne d’être mentionnée.

Le franc luxembourgeois... deux siècles d’histoire

Cette très simple constatation nous amène tout droit au coeur du problème que je voudrais examiner ce soir, à base de quelques exemples tirés de l’histoire du franc luxembourgeois: l’interaction entre la loi monétaire et la réaction du public; autrement dit: l’interaction entre le comportement et la règle de comportement. Nous pourrons ainsi remonter aux origines mêmes de notre attitude générale vis-à-vis du phénomène de la monnaie et de l’argent. Le problème n’est pas facile. Et pour l’exposer brièvement et clairement, j’essayerai de faire comme Jean Sébastien Bach: quand on lui demandait d’écrire une pièce de musique simple, il répondait: « Je vais voir ce que je peux faire ».
Dans son grand classique « Introduction à la science du droit », publié en 1960, Pierre Pescatore range la matière de la législation sur la monnaie dans la catégorie du droit de la gestion financière de l’Etat, qui fait partie du droit administratif, qui lui appartient à la branche du droit public. Ceci est toujours vrai de nos jours, mais en 1960 il n’était pas possible de prévoir que la principale source du droit monétaire pouvait un jour se situer dans la sphère du droit européen et même provenir de textes communautaires directement applicables (donc sans intervention du législateur national). Imprévisible également le fait que si le législateur national devient actif pour édicter un texte en matière monétaire, ce texte devra avoir passé préalablement la procédure de consultation de la Banque Centrale Européenne.

Notre monnaie sous les occupations successives

Ce qui ne veut pas dire qu’anciennement l’arsenal juridique de notre situation monétaire aurait été simple. Bien au contraire, les textes de droit qui jetaient les bases de la monnaie utilisée au Luxembourg étaient tous d’origine étrangère. Le premier de ces textes dont je voudrais parler est la très célèbre loi française du 28 mars 1803, mieux connue sous le nom de loi du 7 Germinal An XI qui créa le non moins célèbre franc napoléonien (ou franc germinal) qui allait devenir au fil de l’histoire notre franc luxembourgeois.

Mais de département français que nous étions au début du XIXe siècle, nous sommes devenus grâce au Congrès de Vienne de 1815 un Grand-Duché indépendant lié par une union personnelle au Roi des Pays Bas Guillaume Ier qui traitait « son » Grand-duché comme la 18e province de son royaume, ce qui n’était pas conforme, ni à la lettre ni à l’esprit du Protocole Final du Congrès de Vienne. Une conséquence en fut qu’à partir de 1820, les autorités hollandaises essayaient par la force de faire adopter au Grand-Duché le florin comme monnaie légale.
Seulement voilà: le franc était déjà fortement enraciné dans les habitudes de nos ancètres: il était la grande monnaie européenne (aujourd’hui on dirait que c’était un franc fort), facilement utilisable (il était décimal, contrairement à beaucoup d’autres monnaies), commode pour nos relations économiques et commerciales (qui se déroulaient à cette époque principalement avec les régions frontalières de la France et de la Belgique). Ai-je besoin de le dire?
Les Luxembourgeois se rebiffent, ne veulent rien savoir et plusieures lois hollandaises n’ont pas réussi à introduire le Florin chez nous et à vaincre la résistance active et passive du public local. Seuls les écrits officiels étaient libellés en Florins.
Les historiens ne me contrediront pas quand j’affirme que, si le sentiment national luxembourgeois n’existait pas encore à l’époque, l’entêtement était déjà bel et bien un des traits de caractère proéminent de l’archétype du Luxembourgeois moyen et supérieur.

Même scénario 40 années plus tard, mais cette fois-ci avec ou plutôt contre les Prussiens. Le traité d’adhésion du Luxembourg à l’Union Douanière allemande (le Zollverein) imposait à notre pays d’adopter comme monnaie nationale une des deux monnaies légales de l’Union (soit le thaler prussien, soit le gulden de l’Allemagne du Sud). Les Luxembourgeois, une fois encore, n’avaient pas froid aux yeux et il ne venait à l’esprit d’aucun décideur politique de jamais exercer ce choix et lors d’une renégociation du Traité il fut expressément concédé à notre pays de garder (je cite parce que c’est assez succulent) « l’unité monétaire de France ». A première vue, c’est l’échec d’un engagement monétaire pris par le Luxembourg sur le plan international, mais à la seconde c’est une belle victoire pour le franc et nos hommes politiques de l’époque.

Une monnaie imposée par une puissance étrangère

On peut éventuellement expliquer ces deux épisodes de notre histoire monétaire par la réaction des Luxembourgeois contre une volonté imposée de l’étranger. Je dis « éventuellement », parce que le Franc, auquel notre pays était si attaché, n’était-il pas lui aussi une monnaie imposée par une puissance étrangère, la France? Certainement, et encore par une puissance jamais vraiment acceptée par le public luxembourgeois. Car les Français, c’étaient des révolutionnaires et cà, on n’aime pas tellement chez nous. Et puis, ils avaient chassé le Dieu chrétien et avaient créé une déesse de la raison, symbolisée par une allégorie d’un certain embonpoint bien potelé et grassouillet, que les Luxembourgeois appelaient «t Knetzelkätt».

Mais la monnaie française était la bienvenue. (Ceci me rappelle le Faust de Goethe qui fait dire à un étudiant dans le célèbre bistrot «Auerbachs Keller» à Leipzig: « Der deutsche Mann mag keine Franzen leiden, doch ihre Weine trinkt er gern. » L’argent et le vin semblent être des substances également enivrantes.)
Les Hollandais n’ont pas de vin et leur Florin, lui, ne fut jamais accepté au Luxembourg, mais le thaler, auquel on défendait avec acharnement de devenir monnaie légale, reçut néanmoins cours de tolérance, c.-à-d. circulait dans notre pays, la loi de Gresham aidant, il est vrai, et circulait de façon quasi exclusive, malgré le fait qu’à partir de 1854 furent frappées des pièces métalliques en franc par nos gouvernements successifs. Mais les Luxembourgeois restaient fidèles à leur franc tout en utilisant le thaler et bientôt on a pu dire que « Les Luxembourgeois comptent en francs et payent en thaler ». Ce qui, il faut y insister, fut assez compliqué, le franc étant décimal, et le thaler étant divisé en 30 Groschen.

Faire à l’époque la conversion de francs en thalers était assurément plus compliqué que de faire aujourd’hui la conversion de francs en euros. On a donc l’équation suivante, conformément à la tarification officielle de 1842: Un thaler = 3,75 francs, donc 1 groschen (ou silbergros) = 12,5 centimes. On comprend maintenant plus facilement que la Poste luxembourgeoise ait pu au XIXe siècle émettre des timbres de 62,5 centimes, difficiles à payer avec des monnaies luxembourgeoises, mais facilement payables avec de l’argent allemand: 62,5 centimes, c’est 5 silbergros.
D’un autre côté, ce n’était pas aussi compliqué que cà, puisque 2 silbergros ou 4 silbergros équivalaient à 25 ou 50 centimes et on voit que les deux systèmes de subdivision possédaient quand-même des points de rencontre. Mais pour revenir à la Poste: il faut mentionner qu’elle s’est inscrite aussi un peu dans l’histoire monétaire luxembourgeoise avec un timbre émis en 1852, le célèbre «roude Kap», qui avait pour valeur faciale 1 Silbergros. Il faut se l’imaginer: un gouvernement émet un timbre avec une valeur dans une devise qu’il fait tout pour ne pas devoir introduire.

On a donc la situation suivante: la loi hollandaise d’introduction du florin, votée et rendue applicable, ne fut jamais suivie d’effets; par contre, la loi prussienne d’introduction du thaler, ne fut jamais rendue applicable, mais était suivie d’effets. N’était-ce pas aussi un peu la mentalité des Luxembourgeois de l’époque qui se faisaient comme un malin plaisir de nager ouvertement à contrecourant. L’exemple du partage du pays en 1839 fournit un exemple autrement significatif de cette attitude: en 1839, le pays fut partagé par les Grandes Puissances réunies à Londres et la partie francophone du Grand-Duché fut cédée à la Belgique et la partie germanophone continuait d’être le Grand-Duché de Luxembourg dans la configuration territoriale que nous connaissons aujourd’hui. Quelle fut la première mesure prise par les nouvelles autorités grand-ducales dans cette partie germanophone? Eh bien, ce fut de déclarer que la langue officielle du pays est le français.

La loi monétaire de 1929

Revenons à la monnaie. Une autre célèbre loi ne fut jamais suivie d’effets: la loi monétaire de 1929. Et pourtant, elle prévoyait des mesures assez spectaculaires. D’abord, une nouvelle unité monétaire était prévue qui aurait dû être le quintuple du franc. On le voit tout de suite: au Luxembourg, on voulait imiter la loi belge de 1926 qui créa le Belga qui valait 5 francs. De plus, et ceci nous intéresse plus particulièrement: la loi de 1929 jeta les bases d’une autorité d’émission de billets. Nous connaissons le triste sort de cette loi, quand-même votée par le Parlement: aucune de ces dispositions ne fut réalisée. Etait-ce l’effet de la grande crise? Difficile de l’affirmer, puisqu’en cette même année 1929 furent prises des lois sur la bourse de commerce, sur les sociétés de participations financières (les sociétés holdings) et une loi extrèmement moderne sur la perte des titres au porteur, toutes des lois qui allaient plus tard devenir des pierres angulaires de la place financière.
Mais tournons-nous maintenant vers des législations plus heureuses, c.-à-d. des législations suivies d’effets. Lorsqu’en 1848, une loi décrète que les montants dans les écrits offiels sont à libeller en francs (au lieu du florin), il n’y eut aucun problème pour réaliser ce changement purement administratif ce qui est d’autant plus miraculeux que la loi fut publiée au Mémorial le 27 décembre 1848 et sortit tout normalement ses effets après le 1er janvier 1849 (moins d’une semaine plus tard), s’inscrivant ainsi merveilleusement en faux contre toutes les médisances sur les soi-disant lenteurs administratives. De plus, nous avons ici un ancestral «big bang changeover» qui nous laisse rêveurs, sans cash changeover, il est vrai.

Autre exemple d’une loi monétaire devenue effective sans tarder: la loi du 3 août 1914 (dont, d’ailleurs, l’avis du Conseil d’Etat porte la date du 2 août 1914, un dimanche, seul exemple connu de ce genre). Cette loi conférait le cours légal aux billets de la Banque Internationale à Luxembourg. Cette revalorisation juridique des billets de la BIL ne changeait d’ailleurs absolument rien sur le terrain: le public acceptait les billets de la BIL avec confiance avant cette loi comme le montrait son volume de circulation qui était à son maximum et continuait de les accepter tout naturellement après cette loi. Et, constatons-le froidement, les billets de la BIL continuent (aujourd’hui) tout aussi naturellement de jouir de la confiance du public même après que le cours légal leur fut enlevé il y a trois ans par suite de l’avènement de l’euro dont ils devinrent ainsi un dégât collatéral.

Et comment ne pas mentionner, en égrenant les plus grosses perles du chapelet des lois monétaires luxembourgeoises, la loi de 1979 sur le statut monétaire du Grand-duché, la première vraie loi monétaire dans notre histoire, dont la finalité n’était pas de créer un système, mais qui avait pour but de systématiser dans un texte cohérent la situation ayant existé antérieurement.


Conclusions

Une première et hâtive conclusion qu’on peut tirer de ce raccourci à travers 200 ans d’histoire monétaire de notre pays pourrait être de dire qu’une loi qui se limite à mettre sur une base juridique solide la pratique du passé a de fortes chances de devenir une oeuvre législative durable et suivie d’effets. Par contre, une loi qui tente d’imposer un changement par rapport à la pratique du passé risque fort de se heurter à la résistance du public.

Ce serait superficiel, ce serait aller un peu trop vite un peu trop loin et, surtout, ce serait un très mauvais présage pour l’acceptation de l’euro au Luxembourg. Les faits, d’ailleurs, contredisent cette affirmation. Le public luxembourgeois figure dans tous les sondages en position très confortable quant à l’acceptation de l’euro, quant à sa préparation au passage à la monnaie unique, quant à son niveau d’information sur la nouvelle devise. Serait-ce une rupture dans la série historique des législations à succès et à échec? Ou devons-nous chercher une autre explication? A mon avis, la réponse est à chercher dans le domaine de l’attitude générale du public luxembourgeois face au phénomène de la monnaie.

L’attitude du Luxembourgeois face à l’argent pourrait être définie comme étant un « pragmatisme méfiant ». La méfiance est même documentée de façon significative dans un texte officiel, publié au Mémorial. C’est l’article 6 du premier règlement de la Caisse d’Epargne (qui date du 17 février 1859) et qui est libellé comme suit: «Le conseil d’administration (de la Caisse d’Epargne) peut ordonner la restitution des dépôts faits par des personnes qui paient plus de 20 francs de contributions directes ou qui sont notoirement aisées.» A l’époque, la richesse et donc l’argent ainsi que ceux qui en possèdent semblent suspects. Mais ce n’est pas l’argent en tant que tel qui est suspect, seulement l’argent en grandes quantités. Est-ce étonnant dans un pays et à une époque qui ne connaissait pas le crédit, qui pouvait vivre (pas trop bien, il est vrai) sans banques, où le budget des dépenses de l’Etat grand-ducal se situait entre 2,5 et 3 millions de francs, où un kilo de beurre coûtait 1,90 francs et un hectolitre de pommes de terre 2,55 francs?
Mais dans un pays et à une époque qui était en train de se constituer une identité nationale et un sentiment de nation et une idée de souveraineté. Un pays pauvre donc qui devait s’affirmer contre les velléités de ses voisins puissants, contre les Hollandais et contre la Prusse et plus tard encore contre Bismark et Napoléon III et qui voyait en la monnaie (ou plutôt en sa monnaie) un signe extérieur de son existence. Ce qui était assez étonnant puisque le franc luxembourgeois n’existait ni comme monnaie ni comme argent frappé ou imprimé. Ainsi, la valeur symbolique d’une monnaie sans existence réelle mais uniquement conceptuelle peut en faire une monnaie à composante psychologique trés forte. En somme, dans la conscience populaire de la nation luxembourgeoise naissante du XIXe siècle, la représentation physique de la valeur monétaire était un concept théorique: argent et monnaie, c.-à-d. numéraire et devise, étaient deux concepts radicalement séparés et qui pouvaient, sur le terrain de la vie de tous les jours, parfaitement être dissociés. Je ne sais pas si un autre pays a jamais fait une telle expérience.

Qu’elle influence profondément la perception du concept « monnaie » apparaît plus qu’évident. Voyons les faits: de 1815 à 1849 notre monnaie était le florin, mais le public utilisait le franc; pas le franc luxembourgeois, qui n’existait pas, mais les francs belge et français; après 1849, le franc fut ancré législativement et frappé en cuivre à partir de 1854 (était donc notre monnaie), mais la situation économique du pays entraînait que le public n’utilisait pratiquement que des thalers allemands.
Ainsi, quelle que fût la situation, c’était toujours le monde à l’envers: les Luxembourgeois avaient durant plus de cent ans du numéraire (de l’argent physique) différent de leur devise (monnaie). Dans ces conditions, le terrain n’était vraiment pas propice au développement à Luxembourg d’une philosophie ou d’une sociologie de l’argent qui auraient correspondu à quelque orthodoxie en la matière. Le Luxembourgeois d’antan était l’exact contraire du citoyen américain (qui ne connaît que son dollar) et auquel on indique un prix en DM (ce qui le rend totalement perplexe) et qui, pour voir clair, demande candidement: «How much is that in real money?»
Pour le Luxembourgeois du XIXe siècle, le monde est plus simple: chaque monnaie était une « real money », il suffisait de la réduire à l’étalon de mesure, à la monnaie de compte qu’on a adoptée et qu’on défend avec bec et ongle pour ne pas perdre le nord. Ce n’est pas plus compliqué que celà, mais c’est au prix d’une certaine agilité de l’esprit pour ne pas dire d’une agilité certaine. Cependant, la réduction de la monnaie à sa plus simple expression fonctionnelle, dépourvue de toute émotion, ne pouvait plus laisser de place à d’autres relations. Le public luxembourgeois d’il y a 150 ans ne connaît pas la métaphysique monétaire développée par Balzac; il n’a aucun contact avec des banquiers juifs, protestants ou franc-maçons décrits chez Zola; il n’est pas sous l’emprise de l’attrait démoniaque de l’argent comme le joueur de Dostojevski; il n’a jamais entendu Panurge faire les louanges des débiteurs et des emprunteurs dans le tiers livre de Rabelais; a-t-il lu, ou du moins entendu le dimanche à la messe, la sévère condamnation de l’esprit de lucre par Saint Augustin qui ne condamne pas le commerce, mais le commerçant quand celui-ci n’est pas chrétien? Non, rien de tout celà. Dans l’histoire monétaire complexe du Luxembourg, il n’y avait d’autre possibilité que seulement d’être pragmatique, réaliste, simple, pratique, pour ne pas dire prosaïque: la monnaie, de quelqu’origine qu’elle soit, n’est rien d’autre qu’un outil commode dont les caractéristiques permettent de vaincre l’anachronisme du troc (qui était encore largement pratiqué sur les marchés luxembourgeois du XIXe siècle, et pas seulement sur ceux du plat pays).

Voilà donc la situation. Et si nous accordons quelque crédit à la théorie de l’atavisme, nous pouvons affirmer qu’au fond de nous-mêmes nous sommes restés comme cà («Mir wölle bleiwe wat mir sin.») et qu’en développant cette attitude utilitaire, purement fonctionnelle, nos ancètres nous ont merveilleusement bien préparés, d’une façon ou d’une autre, à une transition facile vers l’euro.

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